Des paysans retrouvés : les vilains du XIIIe siècle d'après quelques textes en langue d'oïl
Paru dans
Cahiers d'histoire
Numéro 2000-2


Des paysans retrouvés : les vilains du XIIIe siècle d'après quelques textes en langue d'oïl

Marie-Thérèse Lorcin


Résumé
C'est au XIIIe siècle et dans des genres secondaires qu'apparaît le personnage du paysan libre des provinces du nord de la France. Fabliaux et dits réservent le mot "vilain" à l'exploitant qui pratique la polyculture avec sagacité, qui vit en couple et qui dirige une maisonnée plus ou moins nombreuse. Les propos qu'échangent ce paysan avec son épouse ou ses domestiques disent de façon extraordinairement vivante ses travaux, ses fatigues et les préoccupations de sa vie quotidienne. Son aspect hirsute et ses manières frustes sont ridiculisées, mais les poètes lui reconnaissent vigueur, savoir-faire et intelligence. Ils lui attribuent les mêmes critères de stabilité, d'honorabilité et de réussite qu'au seigneur, au négociant et à l'artisan dans les milieux respectifs.

Abstract
The figure of the Northern France peasant appeared in the 13th century texts of minor literary genres. In the fabliau i.e. little tales, the word " vilain " was specifically used to name the landholder who wisely did mixed farming, who was married and who was the head of a family more or less large in number. His day to day toil and worries are extraordinarily encapsulated by his exchanges with his wife or with his servants. His hairy appearence and his coarse manners were ridiculed by poets who nonetheless acknowledged him as being strong, full of expertise in farming and clever. He was considered as no less stable, honourable and successfull than the lord, the trademan or the craftman in their respective areas of activities.

Où trouver dans les lettres françaises [1], avant Diderot, avant Noël du Faïl, et avant les livres de raison, des paysans qui n'aient pas l'air de pantins ou de purs stéréotypes sociaux ? Chercher des paysans une image autre que sommaire dans les grands genres littéraires médiévaux (épopée, roman, etc.) s'avère décevant. Le vilain, doté de tous les défauts, ne figure qu'à titre de repoussoir auprès du héros preux et courtois. On lui reproche de haïr les clercs et les moines. On lui répète sévèrement que, quoi qu'il arrive, il doit payer la dîme sans frauder et sans rechigner. Stéréotypes sur lesquels brodent les plus grands poètes, tels Étienne de Fougères († 1178), Gautier de Coinci († 1236), Rutebeuf († vers 1285), tout comme les rimailleurs sans génie.

Il est pourtant possible de trouver des matériaux plus variés grâce à des écrits moins prestigieux, par exemple les fabliaux. Ce sont des " contes à rire en vers ", qui sont proches du théâtre de boulevard : on se querelle, on joue des tours au mari, au rival, à l'avare et au benêt, on distribue force coups de bâton, on cherche à se débarrasser d'un cadavre encombrant, on se poursuit dans l'obscurité. Le récit fait une large place aux dialogues et donne une extraordinaire impression de vie. Or 35 fabliaux sur 150 mettent en scène des paysans, qui bavardent, commentent, expriment leur avis, agissent et réagissent comme les autres personnages. On peut puiser aussi dans quelques dits énumératifs, poèmes qui énoncent en vers toutes sortes de connaissances utiles : préceptes d'éducation ou d'hygiène, us et coutumes des métiers, catalogue des rues, des églises ou des cris de Paris... Plusieurs font la liste des biens dont il faut se munir avant de fonder un foyer. Le plus ancien, intitulé De l'oustillement au vilain, passe en revue l'équipement complet d'une ferme et donne des conseils sur la manière de l'utiliser au mieux. Il y a quelque chose à glaner aussi dans certains textes parodiques, par exemple Des XXIII manières de vilains, caricatures lestement enlevées des diverses sortes de vilains connues sur terre et que l'on trouvera à la fin de cet article. Ce sont là des œuvres sans prétention autre que de divertir un instant ou faciliter le travail de la mémoire. Elles ne cherchent ni à émouvoir, ni à édifier. La plupart sont courtes (quelques centaines de vers). De valeur littéraire fort inégale, toutes contribuent cependant à camper sur la scène littéraire un personnage composite et bien vivant, le paysan libre des provinces françaises comprises entre la Manche, la Loire et l'Escaut.

C'est au cours du XIIIe siècle que cela se produit. Les auteurs de ces œuvres mineures font alors preuve de connaissances précises sur la vie rurale et n'hésitent pas à en faire étalage. Par la suite, ces thèmes seront supplantés par d'autres. Par exemple, des dix poèmes sur les biens d'un ménage [2], seuls les deux plus anciens, antérieurs à 1340, décrivent le ménage paysan, où les outils de travail se mêlent à la batterie de cuisine. Les poèmes postérieurs sont consacrés à des ménages de la ville et beaucoup plus luxueux. Non moins révélatrice est l'histoire des fabliaux. Les conteurs, connus ou anonymes, ont l'audace de mettre en scène toutes les catégories sociales, du prince au larron, de l'évêque à la prostituée, du banquier au bouvier. Chaque personnage évolue dans son cadre de vie, avec les occupations et préoccupations qui lui sont propres. Or après 1340 on ne compose plus de fabliaux. Dans un royaume ébranlé par la famine, la peste et la guerre, la littérature de divertissement se consacre, pendant plus d'un siècle, à cultiver avant tout le rêve aristocratique de prouesse, largesse et courtoisie. Le simple paysan disparaît presque totalement des œuvres d'imagination [3].

Le vilain dont il sera question ici est donc le paysan libre d'un long XIIIe siècle s'étirant du règne de Philippe-Auguste (1180-1223) aux premières crises de la fin du Moyen Âge (vers 1330-1340). Bien qu'il s'agisse d'une période prospère, que l'on n'attende point ici un tableau idyllique de la vie champêtre et de la paysannerie. Les textes dont je me sers ne sont en rien des bergeries de cour... Ils ont essentiellement l'avantage de présenter le vilain comme partie intégrante de la société, et non plus systématiquement comme une bête curieuse. Ce vilain sera envisagé sous trois aspects : le portrait physique et moral ; l'exploitant agricole, auquel sont reconnues compétence et rationalité ; le chef de feu dans sa demeure et le rôle important dévolu à son épouse.





UN PORTRAIT EN NOIR ET BLANC



Les fabliaux racontent un bon tour joué à quelqu'un, ce qui suppose des cibles. Le paysan en est une, comme le cocu, le benêt, les moines, les femmes... Il a des traits stéréotypés sur lesquels il est convenu de broder : laideur, grossièreté de manières, cupidité, couardise, etc. Mais le personnage a aussi ses bons côtés.

Peu de contes décrivent l'aspect du vilain (5 sur 35 seulement) et toujours en peu de mots. Mais lorsque le poète juge bon de présenter en quelques vers le physique de son héros, c'est chaque fois pour lui donner une allure peu engageante. Il est deux sortes de laid : le laid difforme et le laid hirsute [4]. Le premier est par exemple le nabot des XXIII manières de vilains, ou celui qui marche toujours courbé sous le fardeau. Dans les contes, il est rare. La laideur due à une mauvaise conformation est réservée à quelques marginaux et subordonnés, tel ce bouvier au service d'un riche vilain : " Vous ne vîtes jamais son pareil : / Un œil qui louche et l'autre borgne. / Toujours regarde de travers ; / Un pied a droit et l'autre tort " [5]. Plus fréquent est le laid hirsute, qui est une apparence, et qui est le fait de paysans aisés comme des pauvres. C'est ainsi qu'est décrit par exemple Constant du Hamel, auquel les ministériaux extorquent 32 livres tournois en une semaine. Or ce riche vilain ne paie pas de mine : " Il n'est souvent rasé ni tondu, / Il est sale et mal lavé " [6]. Le même est dit plus loin " plus velu qu'une esclavine ", qui est un vêtement de fourrure porté le poil à l'extérieur. À cela s'ajoutent une peau tannée par le vent et le soleil, des mains calleuses et parfois une odeur désagréable. Le grand poète Rutebeuf est l'auteur d'un des fabliaux les plus ordurier du corpus, Du pet au vilain. Le héros de l'histoire parvient à dégoûter les diables mêmes de l'enfer, où pourtant la puanteur est si grande, disent les prédicateurs, qu'elle fait partie des supplices. Voilà pourquoi les vilains ne sont plus admis en ce lieu. Mais on ne voudra pas d'eux au paradis non plus, cela va de soi. Alors qu'en faire ? Ce débat alimente tout un courant burlesque.

On plaisante aussi volontiers sur l'accoutrement du paysan, jugé aussi peu élégant que possible. Les vêtements du vilain sont faits d'étoffes rudes aux couleurs ternes ; ses chaussures sont de gros cuir résistant et retenues par des cordes ou des courroies, non par de fins lacets. Parfois le récit exige qu'un personnage se déguise en paysan. Un jongleur qui veut passer pour un paysan revenant de la foire avec le produit de sa vente s'habille tout entier de bureau gris, " Cote et surcot et chape ensemble / Qui tout fut d'un, comme il me semble. / Il mit une coiffe de borras. / Ses souliers ne sont point à lacets / Mais de cuir de vache dur et fort " [7]. De plus il a pris soin de rester un mois sans se raser... Il complète son travestissement par l'aiguillon qu'il tient en sa main et une grande bourse de cuir accrochée à sa ceinture par des lanières.

Cet équipement est très fonctionnel... C'est ce que fait remarquer doctement l'auteur de L'Oustillement au vilain. Costume et accessoires sont faits pour défendre le corps contre les intempéries et les chocs et permettre d'exécuter tous les travaux avec efficacité et sans risque. Exemple : " Des mouffles de bon cuir / Fraîchement fabriquées / Pour épines cueillir / Pour son seigneur servir / Et faire hérisson / Autour de la maison " [8].

Mais chef hirsute, peau sale, costume peu flatteur à l'œil, sont des défauts que l'on peut corriger. Ainsi le vilain mire (précurseur du Médecin malgré lui), après avoir prouvé ses compétences, est transformée par les soins éclairés des valets du roi : " On l'a bien tondu et rasé, / on lui mit robe d'escarlate " [9]. Et surtout cet aspect qui fait rire va de pair avec la vigueur. Le paysan des contes est d'une force redoutable. La suite seigneuriale elle-même a l'occasion de l'éprouver. Dans Le vilain au buffet, un jour où le seigneur tient table ouverte, se présente avec les autres un vilain qui ne paie pas de mine, " Il était crasseux, le crâne ébouriffé ". Le sénéchal, de mauvaise humeur, donne un soufflet à ce convive peu présentable et lui suggère de s'en servir pour poser son écuelle, son pain et son vin, jouant sur le mot " buffet " qui peut vouloir dire table ou gifle. Le vilain mange et boit sans se troubler, puis vient rendre son " buffet " au sénéchal qu'il fait choir d'un seul coup, la joue enflée et cuisante. Car " La paume eut dure et pleine de cals. / N'y eut homme si fort jusqu'en Galles " [10]. Le châtelain, après avoir entendu les deux héros, donne raison au vilain qui remporte le prix de la meilleure plaisanterie promis le matin aux jongleurs conviés à la fête. Dans l'univers des contes, le bon droit l'emporte toujours (ou presque).

Dans d'autres contes, le paysan aux prises avec un moine qui serre sa femme de trop près a facilement raison de son rival et l'assomme du premier coup. Un archéologue ne trouverait rien d'anormal à ce dénouement : il distingue sans peine, parmi les squelettes déterrés, le travailleur manuel du clerc trop sédentaire dont les muscles s'atrophient. Faute de données précises sur les villageois de la France du nord au XIIIe siècle, évoquons encore une fois [11] les fouilles exécutées à Saint-Jean-le-Froid en Aveyron. On a trouvé là les restes d'une population paysanne robuste. L'homme avait " un squelette massif mais bien bâti, avec une forte carrure, une musculature puissante et une stature à peu près égale à celle de son homologue actuel (1,68 mètre) ". Le même cimetière révèle la présence de femmes nettement plus petites, mais au squelette bien formé et dont l'apparence pouvait être agréable, d'autant plus qu'hommes et femmes avaient une dentition en parfait état [12]. Les poètes ne rêvaient pas nécessairement lorsqu'ils mettaient en scène de jolies paysannes, vives et aguichantes, susceptibles d'attirer les clercs du voisinage et les voyageurs qui demandent l'hospitalité.

Tout comme son apparence, les mauvaises manières du vilain excitent la verve des poètes. En témoignent le défilé comique des XXIII manières de vilains et le scénario de contes qui montrent un vilain vivant dans la saleté (De la crotte), brutal et battant sa femme sans raison (Du vilain mire), prenant plaisir à souiller des lieux enchanteurs (Deux chevaliers vont chevauchant...), etc. [13]. Ce manque de courtoisie est attribué moins au manque d'éducation (chevaliers et bourgeois injurient et frappent sans raison eux aussi) qu'à la nature profonde du vilain. Font partie de sa personnalité envie, cupidité, couardise, etc., et ces travers expliquent son comportement discourtois. Cependant proverbes et moralités répètent que nul n'est vilain s'il ne commet vilenie, transposant le débat du plan social au plan moral ; débat qui ne saurait trouver place ici.

On peut simplement remarquer que certains contes montrent des vilains astucieux et habiles (Du vilain qui conquit paradis en plaidant), d'autres qui ne manquent pas de courage (Du vilain au buffet), d'autres encore qui savent se montrer généreux et hospitaliers (De Gombert et des deux clercs, Du pauvre clerc). Le héros de ce dernier fabliau est un étudiant sans le sou qui est obligé de retourner dans son pays à pied. Le soir venu, affamé, il demande l'hospitalité dans une ferme. La maîtresse de maison refuse sèchement sous prétexte que son mari est absent. Ne sachant où aller, le clerc reste dans les parages et voit un valet livrer du vin, la servante préparer le petit-salé, le prêtre du village être reçu dans la maison... Peu après survient le paysan qui rentre chez lui et avec qui il engage la conversation : " Je vient du moulin à l'instant / Et porte farine de froment / Pour faire à mes enfants du pain " [14]. Le paysan s'indigne en apprenant que le clerc a été éconduit et l'emmène avec lui. À leur arrivée, la femme affolée cache le prêtre dans une mangeoire. Les bonnes choses disparaissent comme par enchantement. Le paysan fait asseoir son hôte et demande à sa femme ce qu'il y a à manger. Rien, dit-elle, et vous le savez bien puisque vous êtes allé au moulin chercher de la farine. Le brave homme se désole : il voudrait recevoir honorablement le voyageur. La dame ordonne à la servante de préparer prestement du pain et de le faire cuire, pour pouvoir ensuite envoyer coucher les deux gêneurs. En attendant, le paysan, plein de prévenance, ne laisse pas le clerc seul dans un coin pour s'occuper de ses propres affaires. Il l'entretient fort civilement. Vous qui avez étudié, dit-il, vous devez avoir force histoires intéressantes à raconter ? Et grâce à l'habileté du clerc, tout finit bien. Viande, vin, gâteau sortent de leur cachette et un bon repas est savouré en commun. Le prêtre est battu et chassé. Le paysan donne les vêtements de l'intrus au jeune homme. Le vilain hospitalier remarque en conclusion " que l'on doit donner du pain même à celui qu'on pense ne jamais revoir ".

Les qualités morales ne sont jamais désignées par leur nom ; elles apparaissent à travers le comportement des personnages. Ainsi le veut l'art du récit, qui donne la priorité à l'action et ne s'attarde ni à décrire, ni à philosopher. Pourtant les défauts physiques et moraux sont nommés et répétés... C'est que le vilain repoussoir est un topos ancien qui poursuit sa carrière. Le vilain intelligent et sensible, en revanche, est une innovation des conteurs du XIIIe siècle. Attardons-nous sur ce personnage, nouveau venu sur la scène littéraire.





Le savoir-faire de l'exploitant agricole



Le vilain que présentent ces textes est un paysan qui possède des terres, qui jouit d'une large autonomie, qui travaille d'arrache-pied et gère son exploitation avec un incontestable savoir-faire.

Conteurs et poètes ne parlent ni du statut des terres ni de celui des hommes, qui ne jouent aucun rôle dans le récit. Un seul personnage est dit métayer de l'abbaye voisine, condition qui n'inspire pas la pitié : " Sire Tibaut le métayer / Qui les blés des moines gardait / Et de deniers avait plein pot / Et d'autres richesses à loisir " [15]. Les seules allusions au seigneur concernent la corvée (faire un hérisson autour de sa maison) et le droit de chasse. Des XXIII manières de vilain évoque le braconnage. Constant du Hamel poursuivant dans les rues du village ses trois ennemis déconfits et couverts de plumes, leur lance que s'il pouvait couper les têtes de ces bêtes extraordinaires, il les offrirait volontiers au seigneur... Mais dès lors qu'il s'agit des terres, le vilain les met en valeur comme il l'entend.

L'essentiel est en effet d'avoir des terres, une maison et le matériel nécessaire. C'est le thème de L'Oustillement au vilain, qui démontre que nul ne doit fonder un foyer sans disposer d'un patrimoine suffisant. Ainsi débute le poème : " Homme qui se marie / Fait une vraie folie / S'il n'est assez pourvu / Et de pains et de blés / Et de paille et de foin / Que rien ne puisse manquer. / Il est traité de sot / Et de la gent blâmé. / Le prêtre en son église / Sait bien le critiquer. / Les voisins pareillement / En discutent souvent. / S'il lui faut un garant / Nul ne le veut aider. / C'est bien à contre-cœur / Qu'on lui donne caution. / Et s'il se courrouce / Grognant contre sa femme / Alors ils se querellent / Maudissant leur mariage. / Mieux eût valu je crois / Que chacun reste à part... / [...] Je vais vous expliquer / Comment se doit pourvoir / Homme qui femme prend / Sachez en vérité / Qu'il lui faut la maison / La grange et le grenier. / En l'une il met son grain / Et en l'autre son foin / Et la troisième habite / Pour que rien ne lui manque " [16]. Suit la liste commentée des ustensiles, meubles et outils nécessaires à la bonne marche de la ferme. Ainsi fait également le Dit de Ménage composé au début du XIVe siècle [17].

Plus intéressant que l'énumération en soi est l'état d'esprit qu'elle révèle. L'Oustillement est un véritable petit traité d'économie domestique dont les principes sont : l'autosuffisance, l'aménagement rationnel du temps et de l'espace, la prévoyance et l'économie, de bons rapports avec les voisins et un grand souci de l'opinion publique. L'originalité du texte est d'indiquer non seulement le but à atteindre mais les moyens d'y parvenir. Par exemple pour être autosuffisant, le paysan avisé doit savoir tout faire : travailler le bois pour réparer sa maison ou l'agrandir, savoir construire un mur, aiguiser ses outils... Un vilain ne peut se contenter de culture et d'élevage. Autre conseil qui revient avec insistance : il ne faut négliger aucune source de gain. Ainsi l'osier a maint emploi : paniers de toutes sortes, cordons tressés qui servent à lier les gerbes et transporter divers fardeaux, ligatures pour consolider la charrue sur place, etc. : " Il faut tirer parti de tout / c'est la devise du sage ". Et ne pas gaspiller. Pourquoi jeter les pots fêlés alors qu'on peut les réparer au moyen d'une tige de métal qui empêche de s'écarter les bords de la fissure ? On croirait cette recette utopique si les archéologues ne trouvaient des céramiques ainsi réparées.

Enfin l'expérience enseigne au vilain à aménager au mieux le temps et l'espace. Pour chaque tâche, il existe l'outil, pour chaque travail le bon moment, pour chaque objet le bon emplacement. " Il faut placer là-haut / La chasière sur la poutre / Pour fromages garder ". Pour la santé et l'agrément de la maisonnée, il faut un banc devant le feu, les bûches dans le bûcher ; il faut un cuveau où l'on fait la lessive et où de temps en temps on peut prendre un bain d'eau très chaude. Il faut avoir à l'avance le berceau et le trousseau pour l'enfant qui viendra. Non moins nécessaires, un chien de garde dressé " Qui n'aboie pas la nuit / Sans savoir pourquoi / Mais se tienne coit ", et bien sûr " Le chat pour souris prendre / et les huches défendre ".

On ne doit pas se marier si l'on n'a rien... Conseil répété avec insistance, comme tous les conseils mal écoutés. Mais cela contribue à opposer le vilain, homme établi, à la troupe des jeunes et des valets cherchant de l'embauche.

Ce vilain qui fait figure de nanti auprès des valets, ribauds et vagabonds n'a rien d'un rentier. En fait, il est rarement à la maison. Les contes le montrent surtout rentrant chez lui après le travail. Ils ne donnent pas autant de détails que l'Oustillement sur les occupations du paysan mais on le voit cependant accomplir des tâches variées qui occupent presque tout son temps, et qui fatiguent. Labourer est le travail le plus souvent évoqué. Dans toute la littérature médiévale, la charrue jouit d'une valeur hautement symbolique et pour certains auteurs suffit à dépeindre la condition du paysan. Tel est le cas du " Vilain mire ". Quand l'astucieux personnage, devenu médecin du roi rentre chez lui comblé de présents, le conteur dit simplement qu'il " n'alla plus à la charrue ". Mais que les vilains soient riches ou pauvres, qu'ils mangent à table ou assis par terre sur un coussin de paille, les auteurs connaissent assez bien la vie rurale pour lui attribuer des occupations variées. On voit par exemple l'un deux dans sa cour qui soigne et prépare ses bêtes, qui retourne ses bûches pour les faire sécher au soleil. En même temps il regrette de n'avoir pas encore trouvé de valet car il aurait besoin d'aide " Pour ses blés battre et vanner / Et sa charrue mener / Et d'autres besognes encore " [18].

Les contes cherchent à distraire, non à apitoyer. Pourtant certains fabliaux décrivent de façon réaliste les effets de la fatigue. Deux jeunes gens ont fait un si long trajet en cherchant du travail que le soir ils tiennent à peine debout. Dans la ferme où ils sont hébergés, le plus jeune se jette sur la bouillie qu'on leur offre. L'aîné en revanche est si las qu'il ne peut avaler que " La moelle de deux tiges de choux / Qu'il avait pelées tout autour / Et un navet cuit dans l'âtre " [19]. Au milieu de la nuit, il se réveille tenaillé par la faim. Un autre paysan, pourtant grand et robuste, rentre des champs éreinté. " Voilà le vilain qui baîlle / Et de fatigue et de malaise " [20]. Sa femme lui trouve mauvaise mine. " Que vous êtes pâle et défait ? " dit-elle. " Je meurs de faim ", répond-il, " Les matons [21] sont cuits ? "

Exploiter une ferme donne non seulement du travail, mais des soucis. Les conteurs ne voulant pas plonger leur auditoire dans l'anxiété mais le faire rire, les aléas de la vie quotidienne sont évoqués sur le mode plaisant. Deux voleurs ont dérobé le bacon, la grande pièce de lard, qu'un couple de vilains gardait précieusement, pendu à la poutre. Les victimes s'efforcent de récupérer leur bien avant qu'il ne soit trop tard. Pour finir, ils sont obligés de partager avec les larrons. Et pourtant c'est eux qui avaient engraissé le porc, conclut sobrement le poète [22]. Dans un autre conte, un vilain et sa femme discutent au lit à propos d'avoine et de grain. Nous n'avons pas de deniers, dit l'homme. C'est fort ennuyeux, car nous devons à notre voisin. Il serait grand temps de le rembourser. Faisons demain battre l'avoine qui est dans l'auvent et nous la vendrons. Mais, objecte la femme, notre grenier est encore plein d'avoine en grains ; on en peut tirer bien assez d'argent. Il en reste bien trois ou quatre muids. Quel besoin de faire battre à présent ? Chacun persiste dans son opinion. Mais plus tard au cours de la même nuit, tous les deux ont changé d'avis (pour des raisons qui n'ont rien à voir avec les céréales). Le mari dit alors qu'il ne veut pas contrarier sa femme. Demain il fera vider le grenier et vendra l'avoine. Celle qui reste à battre attendra. La femme alors fait remarquer que la cour est vide ; il n'y a plus ni paille ni fanes de pois. S'il faisait battre l'avoine, les bêtes auraient à manger, alors qu'elles ont grande disette de fourrage. La controverse s'envenime [23].

Une autre version du même conte met en scène un couple de vilains au petit matin. La femme s'éveille et pousse son mari. Il est grand temps d'aller au moulin, dit-elle, car nous n'avons plus que deux pains. Impossible, dit le vilain, depuis trois jours je suis malade. Réveillez donc Martin, ce colporteur qui chaque mois couche chez nous trois ou quatre fois. Promettez-lui une bonne tourte de pain. Mais lorsqu'on dit à Martin d'aller au moulin, il refuse. " Quand vous avez tué le cochon, vous ne m'avez fait goûter ni boudin ni os. Il n'est pas un vilain dans le pays qui ne me traiterait mieux que vous ne le faites "... " Allons, dit la dame, ne nous chamaillons pas. Si je te fais griller au feu une belle tranche de bacon que tu mangeras avec du pain, voudras-tu bien faire ce dont je te prie ? " Et Martin accepte, le cœur réjoui. La dame derechef stimule son mari : " levez-vous, allez couper pour Martin une belle carbonée de bacon, et il ira droit au moulin ". Le vilain monte au garde-manger. " De quel côté veux-tu que je t'en taille ? " Martin dit que cela lui est égal, que l'hôte connaît son bacon mieux que lui. Mais personne n'aura de carbonées ce jour-là car le bacon a été volé au cours de la nuit [24]...

Les scènes de ce genre sont fréquentes. Comme on le voit, les poètes du XIIIe siècle n'hésitent pas à donner la parole à des vilains. Si l'intrigue est fantaisiste et puisée parfois dans un ancien folklore, la mise en scène est moderne et les détails de la vie quotidienne ne semblent anachroniques ni à l'archéologue, ni à l'historien.





Le chef de feu et son épouse



Comme nous l'avons vu plus haut, le terme vilain peut être employé comme adjectif ou comme substantif. Ce dernier peut désigner le campagnard en général. Mais ce qui attire l'attention du ruraliste dans le corpus des contes, est que le mot est de plus en plus souvent réservé à une catégorie précise, celle du paysan possédant et chef de feu. Le vilain est un homme installé, qui met en valeur ses terres, qui a une épouse, une famille, une " mesnie " (maisonnée) plus ou moins nombreuse. Autrement dit, il est pourvu dans son milieu des mêmes critères de stabilité, de réussite et d'honorabilité que le seigneur, le négociant, l'artisan dans leurs milieux respectifs. Il est le seul qui soit aussi appelé " païsant ", et que l'auteur parfois qualifie de " prudhomme " [25].

Les poètes, contrairement à ce qu'on pourrait craindre, n'emploient pas les mots au hasard. Les autres travailleurs de la terre sont désignés par le métier qu'ils exercent : bouvier, ânier, charretier, cureur de fossé... Les domestiques de ferme, sauf exception, ne sont pas appelés vilains. Ils accomplissent pourtant les mêmes travaux que leurs maîtres. L'un d'eux déclare : " Que bien sait labourer et semer / Et bien sait battre et vanner / Et tout ce que valet doit faire " [26]. Les domestiques sont en effet toujours appelés valets. Si le terme vilain est utilisé, on précise " vilain bouvier ". Le " ribaut " est celui que l'on paye pour accomplir une tâche déterminée, le plus souvent transporter (porter de l'eau, des sacs, un coffre, ou un cadavre si le folklore le veut). Instable par définition, il est traité assez dédaigneusement et le mot peut à l'occasion servir d'injure, comme larron ou " pautonnier ".

Parce qu'il a un patrimoine qui l'attache au sol et le fait membre d'une communauté, le vilain doit être marié, à plus forte raison s'il atteint une certaine aisance. Le paysan riche, qui possède train d'attelage et tout le nécessaire, ne doit pas rester célibataire : " Assez eut viande, pain et vin / Et tout ce dont avait besoin. / Mais parce que femme n'avait / Le blâmaient fort ses amis / Et tout le monde autour de lui " [27]. Le vilain qui vit sur ses terres a donc une famille. Les conteurs mettent rarement en scène des enfants, car ils bâtissent l'intrigue autour des relations sociales et surtout des relations entre l'homme et la femme. On rencontre plus souvent les domestiques que les enfants. Les valets mis en scène ont en général peu de personnalité. La servante en revanche tient davantage de place : elle est du côté de sa maîtresse, dont elle partage les travaux, les soucis, au besoin les intrigues. Car une complicité règne entre les deux femmes, toujours ensemble à la maison tandis que les hommes sont aux champs.

Les conteurs donnent tant de personnalité à la maîtresse de maison qu'on les croirait vouloir illustrer le dicton " c'est la femme qui fait la maison ". Pourtant ils ne décrivent pas les tâches de la fermière : tous les auteurs sont des hommes et ne s'intéressent qu'au travail de l'homme, même celui qui rima De l'oustillement au vilain, si bien informé. Mais la femme du vilain apparaît dans son rôle de maîtresse de maison, comme la femme du négociant ou de l'artisan. Elle fait le feu, la lessive, la cuisine, elle file. C'est elle qui nourrit la mesnie et réglemente l'emploi des denrées : élément majeur du pouvoir qu'elle exerce. Dans le flabel d'Aloul, un vilain riche et jaloux surveille si étroitement sa femme que celle-ci, par dépit, le trompe avec le curé. Une nuit Aloul, furieux d'avoir laissé échapper l'amant qui s'est introduit dans la maison, ordonne à ses bouviers de chercher partout et de capturer l'intrus coûte que coûte. Intervient dans la mêlée une vieille servante, qui apostrophe les bouviers et les couvre d'injures. Ils veulent " faire honte " à leur dame, qui est une " moult bonne dame ". Cela les laisse froids. Mais elle poursuit : vous ne méritez pas le bien que vous fait notre dame. À sa place, je ne vous servirais plus ni d'œufs ni de fromages. Vous mangerez du pain et des pois, c'est tout ce que vous méritez ! Les bouviers inquiets viennent s'excuser platement. Ce n'est pas leur faute, c'est celle du patron, qui a fait un cauchemar et le prend pour la réalité. Bien sûr que notre dame est une bonne dame... Et Aloul a beau tempêter, les bouviers retournent se coucher [28].

Les poètes malicieux trouvent mainte occasion de souligner le pouvoir domestique de la paysanne qui règle l'emploi des ressources du ménage et régente son monde. Un vilain doit aller au marché avec son fils. Sa femme lui remet la somme à dépenser et explique comment : " Trois mailles pour un râteau / Et un denier pour un gâteau / Qu'elle voulait avoir bien tendre, / Et trois deniers pour leur dépense. / Les pièces en sa bourse lui mit. / Son écot bien lui expliqua / Sa femme avant de les laisser partir. / Pour maquereau et cervoise / Il faudra un denier, pas plus, / Dit-elle, et deux deniers de pain. / C'est assez pour lui et son fils " [29]. Parce qu'il est marié, le vilain s'expose aux mêmes risques que les autres hommes. Il peut avoir une épouse acariâtre ou trop autoritaire, tel ce vilain de Normandie qui rentre des champs plus tôt que de coutume. Il se fait vertement reprocher sa paresse [30] : quoi, parce que le temps se couvre un peu, vous laissez déjà là l'ouvrage, etc. C'est une femme qui " chauce les braies ", explique l'auteur. Le risque majeur est d'avoir une femme infidèle : les histoires de cocu jouissent d'une vogue certaine. Mais le chevalier et le changeur, le meunier et le marchand, sont logés à la même enseigne que le vilain. Intégrer le paysan dans cette confrérie est une façon cocasse de l'aligner sur les autres types sociaux. Mais avoir une épouse fidèle et intelligente, comme il en est beaucoup dans ces contes réputés misogynes, permet au ménage d'accroître sa fortune et de résister victorieusement aux pressions venues du monde extérieur.

Le fabliau De Constant du Hamel, composé dans la seconde moitié du XIIIe siècle, est un des plus admirés. Non que l'intrigue en soit très originale, mais le récit est bien mené, plein de détails significatifs, et les personnages vivants [31]. Constant est un vilain fort à l'aise dont la femme jolie et avenante, est convoitée par les représentants du pouvoir à son plus humble niveau : le curé, le prévôt et le garde, qui offrent en vain deniers et joyaux. Les trois hommes décident, sur la suggestion du prêtre, de faire céder Ysabeau en effrayant le couple et le réduisant à la pauvreté : " Ecoutez ce que nous ferons. / Ne sommes-nous assez puissants / Pour écorcher sire Constant ? / Pelez de là, et moi de ça ".

Un dimanche au début de la grand'messe, devant tous les paroissiens assemblés, le curé interpelle Constant et lui ordonne de sortir de l'église. Il a épousé sa commère, dit-il, et le tribunal de l'évêque les fera se séparer. " Je vous exclue de sainte église ; / Il n'y sera célébré service / Aussi longtemps que resterez ". Écrasé de honte, ne sachant que répondre, Constant sort " pâle, décoloré, plein de colère ". Il va trouver le prêtre chez lui une fois la messe terminée et le supplie de donner de sa part " À l'archevêque et au doyen / Pour me faire déclarer quite ". Le curé accepte moyennant qu'il reçoive sept livres tournois le mercredi suivant. Constant retourne chez lui où sa femme, qui le voit consterné, lui met les bras autour du cou et l'interroge. Puis elle le réconforte. " J'ai de l'argent, ne vous inquiétez pas. Venez plutôt manger ". Mais au milieu du repas survient l'envoyé du prévôt qui convoque Constant sur l'heure. Le prévôt l'enchaîne, l'accusant d'avoir volé plus d'un muid de froment dans la grange du seigneur après avoir brisé la porte. Constant proteste en vain de son innocence et pour être libéré, offre de payer le prévôt. " Je n'ai au monde si cher avoir / Que ne voudrais avoir donné / Plutôt que d'être vu ainsi / Dans les chaînes en tel déshonneur ". Rentrant à la maison, Constant voit courir à sa rencontre son valet Robet : le garde forestier emmène les bœufs en gage. " Il prétend que l'autre semaine / Avez volé la nuit trois chênes / ... Et mercredi soir un hêtre ". Constant court après le garde. Menaces et supplications n'ayant aucun effet, il offre de payer cinq livres le jeudi suivant et peut ramener ses bœufs. Mais il tremble sur ses jambes et s'effondre sur lit en arrivant. Ysabeau accourt près de lui et se fait raconter ce qui est arrivé. " Je ne sais où deniers prendre ", dit son mari. " Il me faudra l'avoine vendre / Et le blé que devions manger ". Ysabeau le réconforte, lui promet qu'elle saura bien les tirer de ce mauvais pas. Elle a compris la raison de ces malveillances répétées.

Dès le lendemain, elle fait semblant de céder, attire chez elle les trois séducteurs et sait tirer d'eux et de leurs épouses, avec l'aide de son mari et de sa servante, une cruelle vengeance. C'est Ysabeau qui conçoit la manœuvre, l'organise et dirige ses troupes. Constant, dont la force est terrible, effraye ses ennemis et les met hors d'état de nuire. La servante Galestrot comprend sa maîtresse à demi-mot et elle accomplit avec diligence les missions qui lui sont confiées. Cette fine mouche s'entend à soutirer un pourboire à chacun des hommes qu'elle se charge d'attirer dans le piège. Témoin le discours qu'elle tient au prêtre : " J'ai si bien travaillé pour vous / Que j'ai converti ma maîtresse. / Sire, j'ai ma dame trahie. / Alors soyez généreux et galant. / Cela vous aurait pris des mois / Si je n'étais intervenue. / Pas besoin de longs discours : / Apportez-lui ce que vous avez promis. / Quant à moi, il me manque une guimpe... ". Le prêtre l'embrasse en riant : " Galestrot, ne t'inquiète pas / Prends ces 20 sous pour un pelisson ".

Ce fabliau réunit les traits les plus intéressants du vilain des fabliaux : une certaine indépendance économique, la pluriactivité, un vif souci de l'honneur. On voit les occupations et les soucis du couple paysan, une maisonnée solidaire autour de son chef et le rôle déterminant de l'épouse dans le statut social du microcosme qu'est le foyer.





* * *





Le XIIIe siècle est, dans le millénaire médiéval, une période exceptionnelle. Des poètes, talentueux ou non, osent montrer qu'ils connaissent intimement la vie rurale et qu'ils ont regardé vivre les paysans. Malgré les plaisanteries dont les " vilains " continueront d'être la cible, fabliaux et dits mettent en scène des paysans dont le savoir-faire et les qualités humaines font des hommes non seulement normaux mais respectables. Le terme " vilain " aura toujours dans la littérature française, plusieurs sens. Dans les genres mineurs du XIIIe siècle, le mot est de plus en plus réservé à un type précis parmi les travailleurs de la terre. Riche ou pauvre, le vilain est un paysan qui possède des terres et les exploite, seul ou avec l'aide de valets. C'est un chef de feu, marié et père de famille, membre d'une communauté d'habitants. Tout cela lui confère stabilité, honorabilité, responsabilités, et peut lui valoir la fortune. Le " vilain riche ", qui peut avoir un rôle bon ou mauvais, semble préfigurer le " patronat rural " [32], même si les poètes n'indiquent pas le statut des terres.

Ces textes sans prétention contribuent au grand mouvement de réhabilitation du travail manuel qui se manifeste au cours des XIIe et XIIIe siècles [33]. Des moralistes comme Étienne de Fougères avaient déjà dépeint le travail de la terre comme un dur fardeau [34] incessant, multiforme, pénible et mal récompensé en ce monde. Contes et dits en font un moyen de promotion sociale au même titre que la possession de terres. Le vilain conduit ses affaires avec sagacité, aidé de sa femme et de sa mesnie, comme font le négociant, le meunier, le tisserand. Son ambition n'est pas l'oisiveté mais l'autosuffisance. Il sait faire preuve, comme les autres, de générosité et de sens de l'honneur. S'il travaille avec acharnement, il sait apprécier des moments de loisir, un certain confort et des relations paisibles avec ses voisins.









ANNEXES





Classement des biens d'après leurs usages cités dans De l'Oustillement au vilain et le Dit de ménage [35]



Travail agricole
labourer et herser 5
travailler le sol à la main 12
amasser ou déplacer 8
récolter 8
battre ou trier 9
soigner les bêtes 5
divers 16
63
Animaux domestiques
gros bétail 8
menu bétail, basse cour 17
chiens, chats, divers 5
Maison divers
personnel domestique 4
aménagement de la maison 7
éclairage 10
chauffage 24
meubles 22
entrepôt et conservation 30
préparation et cuisson 43
service et table 23
nettoyage 3
99
Travaux divers
travail du bois 18
travail du cuir 2
préparation des textiles 14
tissage, couture 5
39
pêche 3
transport, harnachement 10
Alimentation
viandes 5
céréales, légumineuses 4
légumes et fruits 12
boissons et divers 9
30
autres denrées 13
linge de maison 8
costume 7
accessoires du costume 16
joyaux 1
trousseau du nourrisson 13
armes 10
411




Des XXIII manières de vilains



Sans doute composé en Picardie dans la seconde moitié du XIIIe siècle, ce texte moitié en prose, moitié en vers, est destiné à plaire aux clercs et accumule les poncifs. La satire vise les défauts physiques et moraux prêtés aux vilains. Mais la fin du texte (en vers) souhaite mille maux non plus aux vilains seuls (vers 1 à 74) mais à 18 autres métiers (vers 75 à 84), y compris aux orfèvres, aux parcheminiers, etc. [36]. Je donne ici une adaptation en français actuel du début du texte en prose. Malgré les commentaires d'Edmond Faral, certaines allusions restent obscures. Mais on remarquera dans ces 23 sortes de vilains (23 est le nombre des lettres de l'ancien alphabet latin) les allusions à l'aspect physique (posture, costume) et aux traits moraux (ambition qui pousse à la mésalliance, envie qui entraîne la malveillance, naïveté qui expose le vilain à se laisser voler par les larrons ou régenter par sa femme), etc. Une allusion est faite au vilain jouissant du statut de clerc (privilèges judiciaires surtout) mais que la pauvreté contraint à labourer comme les autres.



" Il y a en ce monde 23 sortes de vilains, [...] et voici lesquelles

L'archevilain annonce les fêtes sous l'orme devant l'église.

Le mategrin est celui qui se tient près du chancel avec les clercs et tourne les feuillets du livre et va au prône avant le prêtre.

Le primatoire est celui qui porte la croix d'argent et l'eau bénite autour de l'église.

Le vilain porcin est celui qui travaille dans les vignes et ne veut pas indiquer leur chemin aux passants, mais dit à chacun : "vous le savez mieux que moi".

Le vilain canin est celui qui reste assis devant sa porte et se moque des gens qui passent. S'il voit venir un gentilhomme portant un épervier sur le poing : "Ha ? fait-il, ce chat-huant mangera aujourd'hui une poule qui suffirait à rassasier tous mes enfants ?"

Le vilain pattu est celui qui porte des souliers serrés par une corde, et qui traînent sur le sol. Comme le pape, "il lie et délie sur terre".

Le vilain double pattu est celui qui porte des houseaux coupés qui ont des boutons par derrière. On dirait des portes coulissantes.

Le vilain mal couvé est celui qui ne mesure pas plus d'un demi pied entre la cheville et le genou et qui a assez de deux aunes de bureau pour se faire cote et surcot.

Le vilain moussu (?) est un vilain inculte qui hait Dieu et sainte Église et toute gentillesse.

Le vilain farouche est celui qui regarde toujours par terre et ne peut voir autrui entre les deux yeux.

Le vilain ânin est celui qui porte les gâteaux et le barril de vin à la fête. S'il fait trop chaud, il porte le vêtement de sa femme ; s'il pleut, il se dépouille jusqu'à la ceinture pour vêtir sa femme et lui éviter de se mouiller.

Le vilain pur et sans mélange est celui qui n'eut jamais noblesse de cœur en lui dès le jour de son baptême.

Le vilain babouin est celui qui contemple Notre-Dame de Paris et montre les rois en disant : "Voici Pépin, et voici Charlemagne", tandis qu'on coupe sa bourse ou la pointe de son chaperon derrière son dos.

Le vilain "marsois" est celui qui ne voit goutte en mars dès le matin jusqu'à prime ni des vêpres jusqu'à la nuit.

Le vilain prince est celui qui va plaider pour les autres devant le bailli et dit : "Ha ? sire, du temps de mon aïeul et de mon bisaïeul, nos vaches allaient dans ces prés et nos brebis sur ces collines", et gagne bien ainsi 100 sous à l'ensemble des vilains.

Le vilain sot est celui qui a biens meubles et bon héritage et met tout en blés et vins parce qu'il croit qu'on va en manquer, mais il y en a telle abondance qu'il n'en tire pas une maille pour un denier, et s'enfuit de désespoir.

Le vilain chapé est le pauvre clerc marié qui doit aller travailler les vignes avec les autres vilains.

Le vilain ferré est celui qui met quatre carreaux sous ses souliers de peur de les user.

Le vilain de mauvais esprit est un traître qui flatte les gens pour en tirer profit.

Le vilain accroupi est celui qui laissera charrue pour braconner les lapins du seigneur matin et soir.

Le vilain marné est celui qui tire la marne vers les champs et dont la dernière charretée croule sur lui. Il ne salit pas le cimetière.

Le vilain écrevisse est celui qui revient du bois chargé de bûches et entre en sa maison à reculons parce que la porte est trop basse.

Le vilain greffé est celui qui épouse une femme noble comme ont greffe un poirier de Saint-Riule sur un chou ou sur un poirier sauvage ".


Notes
[1] Cet article s'inspire de celui que Ghislain Brunel a fait d'après des textes latins ; voir : Ghislain Brunel, " Des paysans introuvables ? Traces écrites et données démographiques en France septentrionale (XIe-XIIIe siècles) ", dans Enquêtes rurales, n° 2, 1997, pp. 7-35. Sources imprimées : Urban Nystrom, Poèmes français sur les biens d'un ménage depuis l'Oustillement au vilain du XIIIe siècle jusqu'aux Controverses de Gratien du Pont, Helsinki, 1940 ; Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet des fabliaux des XIIIe et XIVe siècles, 1872-1890, 6 volumes, Genève, Slatkine Reprints, 1973, en 3 tomes ; Edmond Faral, " Des vilains ou des XXIII manières de vilains ", dans Romania, tome XLVIII, 1922, pp. 243-264 ; Charles Livingston, Le jongleur Gautier le Leu ; étude sur les fabliaux, Cambridge Mass., 1951, Harvard Studies in Romanic Language XXIV ; Étienne de Fougères, Le Livre des Manières, édité par Anthony Lodge, Genève, Droz, 1979 ; Gautier de Coinci, Les Miracles de Nostre Dame, publié par V. Frederick Kœnig, Droz, 1966, 4 volumes.

[2] Urban Nystrom, Poèmes français sur les biens d'un ménage depuis l'Oustillement au vilain du XIIIe siècle jusqu'aux Controverses de Gratien du Pont, Helsinki, 1940 ; Marie-Thérèse Lorcin, " De l'Oustillement au vilain ou l'inventaire sans raton laveur ", dans Revue historique, tome CCLXXIV, n° 2, 1985, pp. 321-339.

[3] Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, Presses universtaires de France, 1992.

[4] Marie-Thérèse Lorcin, " Le corps a ses raisons dans les fabliaux : corps masculin, corps féminin, corps de vilain ", dans Le Moyen Âge, n° 3-4, 1984, pp. 433-453.

[5] " Le flabel d'Aloul ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet des fabliaux des XIIIe et XIVe siècles, 1872-1890, 6 volumes, Genève, Slatkine Reprints, 1973, tome 1, p. 255 ; pour la commodité des lecteurs, je traduis en français actuel les vers du XIIIe siècle, ce qui, hélas, leur fait perdre leur rythme et leur saveur.

[6] " De Constant du Hamel ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 4, p. 168.

[7] " De Boivin de Provin ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 5, p. 52.

[8] . " De l'Oustillement au vilain ", texte dans Urban Nystrom, Poèmes français…, ouv. cité, vers 161-166.

[9] " Du vilain mire ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 3, p. 156.

[10] " Du vilain au buffet ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 3, p. 204.

[11] Marie-Thérèse Lorcin, " Manger et boire dans les fabliaux : rites sociaux et hiérarchie des plaisirs ", dans Manger et boire au Moyen Âge, Actes du colloque de Nice (octobre 1982), Publications de la Faculté. des lettres et sciences humaines de Nice, n° 27, 1ère série, Paris, Les Belles Lettres, 1984, tome 1, pp. 227-237.

[12] Françoise Piponnier et Robert Bucaille, " La bête ou la belle ? Remarques sur l'apparence corporelle de la paysannerie médiévale ", dans Ethnologie française, n° 6, 1976, pp. 227-232.

[13] Jean Batany : " L'apologue social des strates libidinales : Dui chevalier vont chevauchant ", dans Danielle BUSCHINGER [dir.], Le récit bref au Moyen Âge, Actes du colloque (avril 1979), Centre d'études médiévales, Poitiers, Paris, Champion, 1980.

[14] " Du povre clerc ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 5, p. 195.

[15] " Du segretain moine ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 5, p. 232.

[16] Marie-Thérèse Lorcin, " De l'Oustillement... ", art. cité.

[17] On trouvera en annexe le classement d'après leurs usages des biens cités dans les deux poèmes.

[18] " De la damoisele qui n'ot parler... ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 5, p. 26.

[19] " De deus vilains ", de Gautier le Leu, Livingston, 1951, p. 102.

[20] " Du vilain de Bailluel ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 4, p. 213.

[21] bouillie de lait caillé et d'œufs.

[22] " De Barat et Haimet et de Travers ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 4, p. 111.

[23] " Du prestre qu'on porte ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 4, pp. 9-13.

[24] " Du segretain moine ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 5, pp. 237-239.

[25] C'est le cas par exemple dans Du povre clerc, résumé supra, où le maître de maison est désigné tour à tour comme " vilain ", " païsant ", " prudhome ".

[26] " De la damoisele qui n'ot parler... ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 5, p. 24.

[27] " Du vilain mire ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 3, p. 156.

[28] " Le flabel d'Aloul ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 1, pp. 255-280.

[29] " Du vilain de Farbu ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 4, p. 82.

[30] " Des IIII sohais saint Martin ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 5, p. 20.

[31] " De Constant du Hamel ", dans Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général et complet…, ouv. cité, tome 4, pp. 166-198.

[32] Jean-Marc Moriceau, Les fermiers de l'Ile-de-France. L'ascension d'un patronat agricole (XVe-XVIIIe siècles), Paris, Librairie Arthème Fayard, 1998, (2e édition).

[33] Voir à ce propos les travaux de Jacques Le Goff, en particulier : Jacques LE Goff, Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et culture en Occident : 18 essais, Paris, Gallimard, 1977.

[34] Étienne de Fougères, Le Livre des manières, strophes 170 à 200.

[35] Lorsqu'un même terme est cité deux fois dans le même texte, il est compté deux fois ; c'est exceptionnel.

[36] Voir : Edmond Faral, " Des vilains ou des XXIII manières de vilains ", dans Romania, tome XLVIII, 1922, pp. 243-264.


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